Un corps à corps d’idées
Mercredi 7 mars 1866
J’ai enfin obtenu l’aval de Sarcey pour la publication de notre article sur l’affaire du marquis de Harlay-Coëtguen. La vérité devait éclater sur ce corrompu ! Voyons maintenant les dégâts. Face au scandale, le journaliste est semblable à l’enfant fier de jeter sa pierre dans la mare : il est impatient de voir naître sur l’eau l’onde tant attendue.
Lundi 12 mars 1866
Paris n’est pas une ville de deux millions de Parisiens, mais de deux millions de pharisiens, tiens !
Et pourtant, toi, la capitale, je te voulais et j’ai tout fait pour t’obtenir. Mais qu’as-tu à présent ? Que me veux-tu, femme moqueuse et insatiable ?
L’autre jour, en effet, il m’est arrivé quelque chose d’étrange. J’étais au Café anglais, avec Banville, les frères Goncourt et mon jeune neveu, étudiant en lettres à la Sorbonne. Nous parlions affaires. Nous parlions fort, il est vrai. J’ai félicité Banville pour le poème qu’il m’avait envoyé la veille, et qui lui valut entre autres son entrée à la revue du Parnasse. Cet homme a du talent, j’en suis convaincu ! Son génie de la rime fait de lui le descendant inavoué de Marot.
Je me souviens avoir posé, tout comme mes confrères, ma redingote, dont les poches étaient tout à fait vides, sur le porte-manteau de bois à l’entrée. Nous fumions et nous plaisantions au sujet des demoiselles, car mon neveu, dans sa jeune et tendre innocence nous confiait ses débuts dans ce vaste monde. Joséphine, l’heureuse élue, alimentait le sujet de la discussion et empourprait les joues du pauvre jouvenceau. Il aurait fallu le voir !
Mais revenons-en à ce mystérieux événement. Au moment où, prêt à partir, je remis mon vêtement, je sentis dans la poche droite une présence incongrue. J’y plongeai ma main sans plus attendre et là ! J’y trouvai un billet qui portait l’inscription suivante : « En politique, on ne discute plus, on se bat ». Cité de la sorte, je sentis en moi ma curiosité suscitée. L’insulte, reine déchue, passait sa couronne à la bataille. Ma hardiesse m’invita à rire de cette reprise audacieuse. Je me flattai même du toupet que pouvait avoir l’un de mes opposants. Loin de me sentir froissé, je froissai ce doux billet, le laissai près de ma tasse de café et partis avec mes amis.
Vendredi 23 mars 1866
L’affaire a progressé. N’ayant pas repensé depuis à l’incident drolatique mais insignifiant de l’autre jour, j’y ai été brusquement confronté aujourd’hui : j’ai reçu ce matin, chez moi un billet où j’ai pu reconnaître, j’en suis sûr maintenant, l’écriture avec laquelle j’avais brièvement fait connaissance l’autre jour et qui disait :
« MONSIEUR, si vous en avez un, faites-moi l’honneur d’un duel de plaisance au Bois de Boulogne, demain à l’aube.
Paul Prosper Granier de Cassagnac. »
Je suis impatient de voir s’il manie l’épée aussi bien que les mots. Qu’il est bon d’avoir un adversaire aussi futé. Je me suis toujours dit qu’il valait mieux avoir des ennemis géniaux que des amis médiocres.
Mardi 27 mars 1866
La gauche étant blessée, me voilà condamné à écrire de la main droite, la droite et tous ses extrémistes que j’abhorre pourtant, tout comme ce Cassagnac et son adresse chevaleresque !
J’arrivai assez serein sur les lieux, mon rival s’y trouvant déjà, s’exerçait à je ne sais quelles génuflexions — je le voyais au loin —, on eût dit quelque homme hâté par la miction. L’énergumène, dont la moustache sembla tout à coup se hérisser, me lança : « Ah, vous voilà enfin ! » Je lui répondis, flatté, que même mon épouse ne témoignait pas d’un tel enthousiasme à ma vue.
Les témoins rirent. Bien que j’eusse l’impression orgueilleuse d’en devoir soutenir une centaine, une dizaine d’yeux tout au plus composait notre cher public, tous plus impatients les uns que les autres de voir s’amorcer l’escarmouche.
Placés à vingt-cinq pas l’un de l’autre, nous nous saluâmes élégamment. Cassagnac sortit son fleuret rabique ; je fis de même.
Sylve élue pour notre querelle, toi aussi tu semblais pressée d’assister à la scène ! À l’approche du duel, tes arbres étaient dressés comme des spectateurs officieux et le vent dans leurs feuilles marquait le tressaillement de leur impatience. C’est ainsi que tous les cours d’eau du pays semblèrent à cet instant précis s’insurger dans mes veines. C’était donc cela, l’honneur, me dis-je. Mes lèvres, je le sentais, rétrécissaient comme peau de chagrin. Mes sourcils se courbaient d’eux-mêmes. Je sentais un goût insolite dans ma bouche. Cela ressemblait à du fer. Non, c’était même quelque chose de salé : le désir du sang ! J’en conclus que j’étais prêt à me battre.
Le bretteur attaquait fort bien, il faut le reconnaître. Pis, il m’attaquait par les mots. Cette teigne vint à me dire :
— Scholl, ou devrais-je dire Balthazar ? Excusez mon doute, mais votre poltronnerie ne me permet pas de vous nommer assurément. Vous feriez mieux de faire aiguiser votre arme et d’adoucir vos dires !
— Les vôtres sont aussi impertinents que vos coups. Si Dieu vous a honoré d’une vertu, c’est, tel un moulin, de brasser l’air mieux que quiconque.
— Eh ! que ne dirait-on pas de vos écrits vains ? Oui, vous, pis encore, vous soutenez la Gueuse !
— Pires sont les gueux comme vous, amoureux de l’Empire, de la tyrannie ! Préparez-vous à ce qu’à la prochaine vilenie sortie de votre bouche, pour de bon, je vous touche !
— Le marquis que vous accusez depuis peu dans votre presse d’enragé est tout à fait innocent, sache-le. Apprenez à condamner ce qui est véritablement répréhensible. Là, sans doute serez-vous davantage pris au sérieux par vos contemporains. Rien ne sert de courir ; il faut partir à point. Peu renseigné, vous vous hâtez de pointer le scandaleux, car, pauvre chien galeux, vous en êtes affamé !
La petite assemblée, stupéfaite, ne disait mot. Ma longanimité touchant presque à sa fin, j’essayai de porter le coup ultime qui eût imposé silence à cet impérieux loquace de Cassagnac. Je m’essoufflai pourtant et échouai dans cette entreprise. Pour n’en rien faire paraître à mon ennemi, je ponctuai mes attaques par des bruits rageurs, secs et efficaces. Je n’étais plus un homme d’idées ; j’étais un animal d’épée. Enfin l’adversaire, pour m’enrager davantage, s’écria : « Scribouilleur ! » Surpris par cette grossièreté, je compris alors que je gagnerais au moins la bataille des mots.
À force d’épier mon adversaire, sa faille m’apparut ; s’il était agile dans sa motion, réfléchir intensément aux propos assassins qu’il allait proférer m’octroyait quelques demi-secondes de supériorité sur lui. C’est dans un kairos qu’il fallait lui porter le coup fatal. Mais j’étais comme un poisson dans un filet : je ne pouvais m’humilier en silence, je souffrais donc des mêmes faiblesses et lui répondre me demandait le même effort. Nous nous tenions ainsi mutuellement en haleine. Alors que le combat ne dura pas plus d’une heure, comme on me le dit par la suite, j’avais le sentiment herculéen d’y travailler depuis des jours. J’agissais en héros.
La chose se répandit d’ailleurs dans tout Paris, et quand je vis Rochefort hier, la première chose qu’il me dit en me voyant fut : « Mon ami, te voici cassagnaqué ! » Il eut au moins la vertu de faire sourire mon honneur blessé.
Cassagnac m’attaquait sur ma poésie, sur mon théâtre, sur mes romans : il œuvrait à me désœuvrer. Plus jeune que moi, paraît-il, donc sans doute en meilleure forme, il osait des coups de fleuret de plus en plus prompts. Je sentais que l’insurrection intérieure, déclarée à l’amorce du combat commençait de se flétrir. Mon adversaire me toucha à la main gauche. C’était le membre de mes convictions, celui avec lequel je composais, car, je le crois fermement, le travail de l’écrivain est cette oscillation consentie entre le manuel et le cérébral. J’avais encore ma tête, Dieu merci, mais sa partenaire était grièvement blessée. Il était parvenu à me porter le coup de Jarnac.
Surpris de cette libération inespérée, mon sang, autrefois embastillé dans mes veines, jaillit de toutes parts. Je souffris pourtant moins de ma blessure que de mon humiliation. Si j’avais échoué à remporter ce duel, j’avais au moins réussi à être romanesque.
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Nina Lacour
Lycée Edouard Herriot de Lyon