L’alcôve des princes
Ça s’était passé comme ça, en amis presque, en gens qui se connaissent depuis toujours parce qu’ils ont la même vie candide et indolente, de mondains qui savent déjà qu’ils ne pourront pas se détester, puisque le monde bruisse déjà de leur folie. Cora, Cora Pearl, « Mademoiselle Pearl » comme elle s’était annoncée à un laquais, était rentrée dans les bureaux du Figaro avec sa robe de soie parme à quatre volants, et son chapeau d’une modiste qui avait coiffé la Montijo, et elle voulait voir M. Scholl, un « outrecuidant qui avait osé moquer le duc de Gramont, son ami, dans un journal lu par des gens de bien, honnêtes ! » avec cette fureur cabotine des demi-mondaines qui veulent jouer les bourgeoises officielles, alors que même l’incurie de leurs domestiques les amuse. Aurélien l’avait reçue, on ne faisait pas attendre une femme du monde qui avait relevé l’Empire et couché l’Empereur ; un quart d’heure après, elle était ressortie à son bras, « vous êtes délicieux, Aurélien, mais vous compreniez que je ne pouvais pas laisser moquer Gramont » gloussait-elle, ravie ; on avait déjeuné dans ce nouveau quartier qu’on construit à l’est de Batignolles. Puis, elle l’avait, peut-être par une politesse mondaine, peut-être après cette ultime caresse de Gevrey-Chambertin, convié chez elle, rue de Chaillot, « un verre de chartreuse, M. Scholl, pour un homme comme vous ». Et alors, ils avaient fini, comme l’Empereur et elle l’avaient été, bons amis.
Après ce digestif, dans cette tranquille complétude que donne la concupiscence assoupie, ils demeuraient dans la chambre, une alcôve d’ébène et d’or, pleine de moulures et d’ornements baroques et insolents, où les murs, les miroirs, les tapis, les rideaux semblaient se pencher doucement, tendrement, suavement, sur le lit, cet autel des amours clandestines et lascives. Elle quitta les draps, enfila une robe de chambre et une indienne bariolée et, s’étant vautrée dans une causeuse comme lasse d’avoir aimé et des plaisirs toujours semblables, elle admit que, pour Gramont, « ce n’est pas grave, peut-être vous provoquera-t-il en duel, M. Scholl ». Scholl, resté dans le lit à baldaquin à torsades d’or et d’ivoire, fumait sa cigarette, et ricana à cette possibilité : « Il ne sait même pas manier un rasoir, alors une épée. » Il se releva, nu, enfila une chinoiserie quelconque et écrasa sa cigarette dans une joue de cristal, dans laquelle était incrusté un monogramme impérial : « Vous avez aimé l’Empereur, Madame ? »
Elle soupira et, à mesure que se déflorait son âme, elle raconta ses déboires, les sommes folles, les parures de diamants, les lords ruinés, tout ça pour financer son coup d’État. Et il l’avait lâchement abandonnée pour une Italienne, cette Castiglione !
Aurélien s’était allumé un autre londrès, déjà las du récit de ces avanies d’opéra-bouffe, entendues chez toutes les Parisiennes, prenant toutes la même saveur dans le ressassement rance du malheur féminin que l’on pare de stucs lacrymaux — les mêmes dont elle attendrissait ses amants lorsqu’elle désirait une nouvelle toilette ou une rivière byzantine — quand des éclats de sabots résonnèrent sur le pavé. Elle se précipita à la fenêtre en femme qui n’attend personne mais en mondaine toujours prête à recevoir. Elle s’exclama : — Vite, c’est quelqu’un de la Cour, dans le placard.
Aurélien haussa un sourcil, circonspect et se retourna, comme si elle s’était adressée à quelque serviteur derrière lui. Elle se dirigea vers lui et le poussa :
— Allez, au placard, on vient !
— Madame, je…
— Chut, il en va d’une femme du monde !
Elle l’enferma. Il lui restait son tabac qu’il fuma par petits à-coups suaves, comme quand il posait, léonin, sur le boulevard, et il entendit la porte de la chambre s’ouvrir. Une voix d’homme :
— Où est Scholl ?
— Il n’y a pas de Scholl, ici, sortez, mon prince.
Ah, ça y est, Scholl, le remettait, c’était, après un rapide œil goguenard, le prince Napoléon-Jérôme, cousin de l’empereur, gros comme un premier prix de comices agricoles. Le mufle s’énerva :
— Vous êtes nue à cette heure-ci ! Et il n’y a pas de Scholl, dites-vous ! S…. !
Sans doute menaça-t-il de la frapper, pauvre diablesse, car elle poussa un cri.
— Jamais je ne coucherai avec un républicain ! J’aime les Bonaparte, tous les Bonaparte !
Il y eut des pas précipités, comme si quelqu’un courait après quelqu’un d’autre, et des cris, toujours. Aurélien le Superbe crut bon de faire son entrée ; il jaillit du placard :
— Allons, mon bon prince, courir après une jeune fille comme un collégien, avec la goutte que vous avez à votre âge.
Le gros prince, au-delà du lit, de l’autre côté de la chambre, essoufflé et rougeaud comme un taureau qui vient de charger l’air vide, se redressa, abruti et hébété, s’exclama :
— Vous ! Je vais vous tuer !
Il sortit de son veston un pistolet, Cora tenta de le retenir, s’abandonnant dans un élan fragonardien sur lui, il la rejeta avec la preste violence d’un homme qui a l’orgueil d’Austerlitz et la spontanéité du putschiste dans son nom, et, bien qu’il eût pu tirer depuis son poste, il bondit, avec ses grosses bottes, par-dessus le lit, et se prit le tout dans les draps restés espiègles. Il s’écroula, avec le même éclat qu’un boulet de canon.
S’agenouillant auprès de lui, Aurélien lui confisqua son pistolet et sermonna le prince :
— Vous auriez dû lire mon livre : L'Art de rendre les Femmes fidèles…
Bartolomé Birlouez
Lycée Chaptal de Paris